« Poikilia » désigne le chatoiement des étoffes anciennes, l’univers bigarré des vêtements antiques, le mélange des couleurs, des matières et des formes . Pour cette nouvelle exposition 2024 j’ai assemblé peinture acrylique et tissus chamarrés dans une construction rythmée par les intervalles et les formes.
De nombreux travaux d’historiens , d’anthropologues, ont été menés sur la couleur et ont montrés que les couleurs servent à penser, classer, tisser des liens dans les sociétés. Elles sont chargées de valeurs et de significations symboliques fortes, qui évoluent au cours du temps. Depuis les années 1990 l’avancée des recherches sur la polychromie de l’art grec et sur les textiles a conduit à repenser l’univers des Anciens, à y réintroduire toute la bigarrure qui le caractérisait – celle des vêtements, des édifices, des statues. Dans l’imaginaire grec du chromatisme, l’image du Poikilon, le « bigarré », « chatoyant » est omniprésente : elle permet de penser l’ordre du monde et sa diversité. Elle relève du chatoiement, du mélange des couleurs, des matières et des formes, de la variété plaisante, du versatile, de l’hybride et du métissé. L’adjectif poikilos (ποικίλος), qui s’emploie fréquemment pour décrire des animaux au pelage ou au plumage bigarré, s’applique d’abord aux produits d’un artisanat de haute qualité, dans des domaines d’activité aussi divers que la métallurgie et l’orfèvrerie, la peinture et le textile. La bigarrure est générée par l’alliance de matières, de textures et de couleurs contrastées et prend de multiples formes. La Poikilia est aussi affaire d’intervalles et de rythme, d’assemblage de couleurs . Pour saisir le réseau de significations qui l’entoure, il faut prendre en compte la nature des motifs concernés et leur mode d’agencement. Une enquête a été menée sur l’imaginaire grec du rhombe : le losange qui, démultiplié, sert de trame au décor des pantalons bigarrés des Amazones et des Perses semble doté d’une certaine forme d’efficacité apte à capturer le regard, suscitant fascination et répulsion. Pendant la période archaïque la notion de Poikilia (ποικιλία) renvoie, à l’époque des guerres médiques aux étoffes bariolées des Perses . Hérodote, Euripide semblent avoir été fascinés par ces « vêtements brodés » ces « tuniques bariolées à manches longues » les « larges pantalons brodés » des rois perses en en faisant un symbole de leur puissance. Les tissus richement brodés sont, à cette époque archaïque, une marque d’excellence. La notion a des résonances aristocratiques indéniables. Malgré ses connotations orientales, la Poikilia n’est pas rejetée après les guerres médiques. Les vêtements du Barbare richement brodés et bariolés suscitent la curiosité des Grecs. Ce sont sûrement les beaux pantalons bigarrés de Pâris qui ont fait perdre la tête à Hélène .. La diaprure des étoffes renvoie, dans l’imaginaire grec, à un monde exotique, pays d’abondance où l’or – fréquemment associé à la Poikilia – coule à flots. L’idée selon laquelle le luxe oriental avait des connotations exclusivement négatives à Athènes repose sur certains textes qui, après les guerres médiques, forgent l’image d’une austérité athénienne .
Plus tard à la période classique grâce à la Ligue de Délos notamment, la monnaie athénienne se diffuse et domine progressivement le monde égéen. Le Pirée devient un centre économique majeur du bassin oriental de la Méditerranée et attire importateurs et commerçants . Athènes devient une cité qui vit dans le luxe . A partir des premières années de la guerre du Péloponnèse, les textes attestent une certaine « démocratisation » des produits de luxe orientaux et notamment des étoffes chamarrées. Il semble que la ποικιλία, ne serait-ce qu’à cause de la valeur marchande des tissus brodés et bigarrés, reste malgré tout l’apanage de l’élite et n’intervient dans le quotidien du grand nombre que les jours de fête.
Il est possible d’esquisser l’évolution de la notion de Poikilos . A l’époque des guerres médiques, la ποικιλία renvoie aux vêtements chamarrés des Perses et de là, à la fascination que ces derniers exerçaient sur une partie de la société athénienne., Entre autres produits de luxe orientaux, l’élite importe ces vêtements chamarrés, s’habille d’étoffes bigarrées et s’en approprie l’esthétique. Il existe depuis cette époque une abstraction croissante dans la signification du terme, la Poikilia renvoie toujours au pelage ou au plumage moucheté de certains animaux, à la riche bigarrure des étoffes, et en particulier des étoffes orientales, ou encore au ciselage raffiné de certaines matières, mais elle renvoie aussi et surtout à la « variété » et, dans une moindre mesure, à l’habileté et à la complexité . A partir du milieu du Vè siècle et au siècle suivant, le champ sémantique de la ποικιλία se théorise. Les plus fortunés des citoyens, qui déjà s’habillaient d’étoffes bigarrées et ornaient les murs de leurs demeures de couleurs chatoyantes, conceptualisent progressivement le terme. Ainsi la ποικιλία demeure pour l’élite un mode de reconnaissance sociale.
|